Les Irréguliers

… Et soudain c’est là, Ivan réentend le calme terrible dans la voix de Virgilio. Il sait que leur histoire se terminera, entourés par la police. Au téléphone, il n’avait pu que crier « J’arrive » avec un volontarisme conjuratoire. Aussitôt avait explosé en lui un « Assez ! », dont l’écho ne le quittait plus.
C’était le cri revenu, disait-il. Un cri : cette force dont il faut profiter, on le sait, comme un nageur profite de la vague pour arriver au rivage nu. Crier ce qui s’était stupéfié lorsqu’il avait entendu la voix de Virgilio et, en elle, à ce qu’il lui semblait, les inflexions d’autres vies rompues, d’autres êtres brutalisés ou ligotés.
Dans le métro, plus tôt, peu avant de se perdre, il avait perçu la réalité de cette voix-là et ce qu’elle charriait. Une colère impossible à taire et une vive angoisse : était menacé quelque chose que Virgilio avait réveillé, quelque chose d’anesthésié en Ivan.
Assez ! Oui, assez !
La sagesse crie par les rues, sur les places elle élève la voix : n’était-ce pas la seule morale qui lui avait été transmise par sa mère, par son frère même ?
Assez ! Il n’y a que le chant pour faire cesser le bruit. Le bruit, c’est ce qui a peur en entendant la vie. Le chant, ce qui lui répond, disait-elle aussi.
Voici qu’avaient fait retour, il s’en étonnait encore, un sentiment de révolte et une fougue que depuis longtemps il n’avait pas éprouvés. Cette fougue, c’étaient des lettres de feu, comme celles écrites dans le Temple par le doigt de l’ange, et qui semblaient faire accéder intérieurement à des voix et à une présence, traces déposées comme dans ces marbres dont la tranche fait découvrir des villes, des paysages, des silhouettes, un monde oublié, surgi des limbes et de la scie.
Paniqué de savoir son ami arrêté et dans l’urgence de le revoir, il retrouvait une violence assez généreuse pour qu’en naissent des actes et des mots…

Gallimard, 2015
120 pages.

Ivan apprend par un coup de fil que son ami Virgilio a été arrêté et aussitôt conduit au Centre de rétention de Vincennes, où sont enfermés les sans-papiers avant leur expulsion. Il part le rejoindre.
Après une longue attente devant et derrière les grilles de ce centre, il parviendra à échanger quelques mots avec lui, les derniers.
L’imminence de la perte de l’être aimé va faire ressurgir le souvenir de deux grands absents, son frère et sa mère, et de leurs destins tragiques.

Écrit comme une confidence, Les Irréguliers croise un drame amoureux et le voyage intérieur d’un homme en quête de réconciliation.

 

Press extracts

L’amour sans rétention par Christphe Kantcheff (Politis, 5 février 2015)
Les Irréguliers n’est pas un roman qui se livre d’emblée. Il commence par des questions… On suggérera au lecteur de ne pas hésiter à entrer dans ce roman, même s’il ne sait pas où il l’entraîne. Histoire d’amour, chronique sociale, tableau psychologique, drame familial… C’est impressionnant à quel point ce roman, en quelque 120 pages, n’exclut aucune dimension du réel, qu’il s’agisse de la réalité extérieure comme des états de l’âme… Il y a aussi l’écriture de Patrick Autréaux, qui ne se borne pas au naturalisme attendu mais se déploie sur des registres aux couleurs subtiles, entre chien et loup, cris et chuchotements… Attention, donc, à ce roman de grande classe et de toute beauté dont la charge explosive se révèle peu à peu. Et dont la philosophie, portée ici par Ivan, touche au plus profond de nous : “// pense que l’étranger est celui qui nous fait nous découvrir malgré nous, que c’est peut-être pour cela qu’on le désire ou qu’on le persécute. Que l’étranger est notre guide, même si c’est souvent a son insu.”

Devenir meilleur par Raphaëlle Leyris (Le Monde des livres, 6 février 2015)
Empli de clins d’œil à l’Enfer de Dante, le cinquième livre de Patrick Autréaux (très remarqué pour Le Dedans des choses, Gallimard, 2012) est tout entier traversé par la question des traces que l’on laisse derrière soi, par la volonté de « devenir plus humain », de ne pas détourner les yeux. Et, à l’image de cette confession adressée d’une voix claire à un mystérieux « nous » qui se fait passeur de l’histoire à son tour, de ne plus baisser la voix.

Reconduite à la frontière par Véronique Rossignol (Livre hebdo, novembre 2014)
Les Irréguliers n’est pas un roman dénonciateur sur un sujet d’actualité. La traversée est plus singulière, l’angle plus intérieur. Dans une oscillation entre le plus proche et plus lointain, Patrick Autréaux interroge des états d’être suspendus, l’impuissance et la vulnérabilité, une forme de lâcheté floue.

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