Invisible dédicace

Revue Décapage n°59, 2018

Trois de mes livres n’ont pas de dédicataire. Le premier, Dans la vallée des larmes, était si chargé d’une douleur dont je n’étais pas encore détaché que je n’avais su quel nom y placer, celui de mon compagnon pour son amour et sa patience, de mes médecins pour leur soin un peu trop professionnel, de ces garçons qui m’avaient ranimé par leur fougue. Le troisième, La Voix écrite, parce que le seul possible était mon éditeur défunt. Et j’avais choisi de ne le nommer nulle part dans le récit pour laisser libre le lecteur de toute référence mondaine ou médiatique. Pour Le Dedans des choses, le deuxième, ce fut un peu différent. La dédicace existe bien, mais elle est silencieuse. Ce livre ne pouvait être dédié lui aussi qu’à une personne, un ancien ami, qui n’était pas modèle d’un personnage du récit mais avec qui j’avais longtemps partagé le goût des boîtes à trésor et des bestioles. Je l’avais rencontré vers la vingtaine, il était vite devenu celui qu’on labellise le meilleur ami. Nous avions couru ensemble le Paris nocturne pendant des années, nous entraînant tour à tour vers les quais, les jardins et les squares, vers ces lieux insulaires où vivent les bêtes citadines, autant pour draguer que pour collecter les merveilles du soir, pour surprendre les libellules et le grouillement des pelouses, pour guetter le surgissement de gros poissons et des cygnes sous les ponts, pour pister des hérons ou des bergeronnettes. Il était sculpteur et cherchait, partout dans la ville, hommes et bêtes qui poseraient pour lui. L’hypothèse d’être amants avait à peine été soulevée et d’un commun accord nous nous étions déclarés amis. C’est de ce promontoire fraternel que nous étions allés notre chemin. Il était l’artiste, moi le docteur qui accumulait les refus d’éditeurs.

Et puis après quinze ans de cheminement est venu enfin le premier oui, le premier livre. Ce fut aussi le seuil de la discorde puis la raison tacite de la rupture. D’abord sa réserve affichée, non sur le livre mais sans doute parce que nos places étaient bouleversées, puis le message qui déclare une prise de distance. Alors ne m’apparut plus rétrospectivement que la rivalité mutuelle, larvée intermittente, d’autant plus amère que nous avions tous deux voulu l’ignorer. Seulement cela ? Le squelette de ce qui était une gémellarité s’inversant en rejet ? Peu à peu, j’en avais pris mon parti. Pour continuer. Sans lui. Jusqu’à ce jour où m’est parvenue la proposition d’un muséum d’écrire et lire un texte en son enceinte. C’est dans de tels lieux qu’il avait souvent exposé son travail. Aussitôt la proposition faite, c’est tout un grenier qui avait débordé en moi, animaux et objets de l’enfance, qu’avaient si souvent ranimés les journées passées à le regarder travailler, à rêvasser et dormir quelquefois dans son atelier, au milieu des terrariums et des cages, sous le regard de ses locataires vivants et empaillés. Et puis avaient ricané ce souvenir, presque prémonitoire, quand au bas de chez lui j’imitais pour rire Camille Claudel, alias Adjani enragée, hurlant : « Rodin ! Rodin ! », et surtout la tristesse de ces années après notre rupture, continue d’abord puis saisonnière. Paris était vide de lui. Je lui en avais voulu, m’étais accusé, j’avais essayé de comprendre, de lui trouver des excuses et m’étais déchaîné, insultant tout seul les murs. Les amis communs se taisaient, prudents. Pourtant lorsque ce bric-à-brac de mots et d’images se mit à régurgiter de ma caboche, c’est à lui que je voulais offrir cette boîte à trésor. À qui d’autre ? Encore bien vivant, il accompagnait mon passé. Ce livre lui revenait.

Où ai-je aperçu cela ? Une plaque commémorative mais qu’aucun nom, aucun événement ne déflore. Comme si l’intention avait été retenue. Comme si une censure volontaire ou de négligence s’était appliquée. C’est elle que je vois en ouverture de ce livre vierge de dédicace. Ou disons que c’est une dédicace inscrite à l’encre invisible, que moi seul je lis – et lui peut-être, qui sait ?

Que le non-dit fasse corps avec les mots écrits, on le sait bien. Litote et allusion. Mais parfois aussi un certain et discret silence – à propos de ces amis, ces frères qu’on a cru trouver et qui n’ont pas supporté de vous voir enfin devenir ce que vous œuvriez à être.

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