Constat (à propos de l’œuvre de Ferdinando Camon)

revue Europe, 2023

In Europe n°1125/1126 (janvier 2023) & in Éditions Gremese (mars 2023)

extrait :

« Toujours curieux de ce qui pousse les autres à écrire, j’étais un jour tombé sur ces mots de Camon, en réponse à un énième « Pourquoi écrivez-vous » : « Depuis lors, j’ai senti l’écriture comme un “instrument de pouvoir”, et j’ai toujours rêvé de passer de l’autre côté, de m’emparer de l’écriture, mais pour l’employer en faveur de ceux qui ne la connaissaient pas : pour accomplir leurs vengeances. Mais eux ne voulaient pas se venger et, par conséquent, ils ne se sentent pas représentés par moi. Et ceux que je cherche à venger, me considèrent – à juste titre – comme un ennemi. Par conséquent, je suis isolé, je ne réussis à me lier avec personne. Partout où je suis passé, je suis un non-reconnu, un expulsé, un non-accepté : famille, pays, monde littéraire, monde catholique, Parti communiste, psychanalyse. » Il y a quelque chose de vertigineux et peut-être orgueilleux dans cette réponse. Quelque chose aussi de désespéré dans ce constat. On pourrait croire que ce texte est le résultat d’un caractère et d’un homme, d’une époque peut-être, mais sous la singularité probable de l’auteur se dessine ce qui pourrait ressembler à une fatalité, c’est-à-dire la résultante de lois psychologiques et sociologiques qui forment un nœud coulant sur le nom de leur victime.

Ces mots firent détonner en moi un violent mouvement de colère et une très vive sympathie pour Camon. Pousser les portes du milieu littéraire avait été difficile, mais l’illusion libératrice de mes premiers livres s’était vite estompée. Je comprenais que j’étais moi aussi tenu par une tenaille, consciente et involontaire. Dès mon enfance, j’avais toujours peiné à me couler dans les hiérarchies et, si j’avais été apparemment docile, j’avais toujours trouvé moyen de m’échapper. J’avais tenu en respect ces impératifs et inéluctables qu’on ressassait. Je ne voulais pas grimper l’échelle sociale, comme tout semblait m’y inviter. Pour cause, j’avais le vertige. Et comme ceux qui souffrent de vertige, je ne supportais que des hauteurs sans mesure. Moi je ne voulais pas grimper, je voulais voler. Devenir écrivain en était le meilleur moyen à mes yeux. Très vite pourtant, j’avais été rattrapé par ce qu’est le milieu littéraire, dont les logiques et préoccupations me détournaient de ce en quoi j’avais une foi profonde, et qu’a formulé Deleuze : « écrire, c’est aussi devenir autre chose qu’écrivain. » Et que pouvait-on devenir à force d’écrire, sinon un de ces entêtés qui s’efforcent d’échapper autant qu’ils peuvent aux injonctions sociales ? Un mystique peut-être. Un outsider sûrement. Car s’il ne s’agissait que de devenir un homme de lettres, à quoi bon ?

Ces mots de Camon témoignaient de la propension des intransigeants à excéder l’habit dont on les affuble, costume ou soutane. Ils venaient de quelqu’un qui, malgré la reconnaissance, semblait avoir résisté à son institutionnalisation. Un écrivain peu soluble. Or cela, je le sentais à l’œuvre en moi. Vivement, douloureusement. Ce n’était ni une posture ni un échec, mais une sorte d’immiscibilité en effet. Partout où j’étais passé, j’avais été ou m’étais mis de côté. Médecine, psychanalyse, université, lettres. J’avais accompli moi aussi cette fatalité. Sans le souhaiter, en voulant parfois le contraire, en cherchant une autre communauté. Je ne veux pas dire, comme lui, qu’on m’avait activement censuré. C’était sans doute plus subtil. Il est des processus d’éviction qui poussent à des isolements malgré soi. Et si la caste dominante établit une catégorie respectable pour ses exilés de classe, rares sont ceux qu’elle choisit – et pour se servir d’eux, quoiqu’ils s’en défendent, plus que pour changer la vie.

Camon n’avait pas vraiment bénéficié des avantages de ce rassurant adoubement. Il criait son désarroi vindicatif, criait qu’il avait été sinon rétif, du moins non assimilable. Et sa colère signait-elle peut-être la résistance d’une mémoire perdue – un des moteurs de son écriture : cette force qu’insufflent les fantômes juste avant de disparaître. Assurément cela rendait inassimilable.

Ce à quoi il m’invitait, c’était d’accepter l’inconfortable sursaut qui me malmenait : cette réaction contre la force ambiante qui souvent m’entravait. Une opposition qui n’était plus seulement métaphysique, comme j’en avais fait l’expérience quand j’étais malade puis convalescent, mais contre ce Moloch social qui insidieusement transformait en chiffe impuissante ceux qui se soumettaient à ses règles – sans qu’on cessât de les tenir en joue.

Et cette colère ne pouvait qu’entretenir le feu de ce qui m’avait inconsciemment poussé et poussait encore : écrire, c’était rompre les amarres de toute docilité. »

 

 

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