Dans un mois, dans un an

Seuil, 2020

in Cahiers éphémères Comment faire ? (n°2, septembre 2020)

 

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous ?

On peut imaginer que l’épidémie aura fait sa moisson, qu’un traitement, un vaccin ou les deux auront été mis au point ; on peut imaginer que resteront vivaces les rancœurs et cicatrices ; de nombreux bébés seront nés qui ne connaîtront peut-être pas leurs grands-parents ; on aura compté les défunts et dressé les mémoriaux des héros morts au combat ; on continuera de dénoncer les mensonges et dénis ; on fourbira l’avenir et réglera quelques comptes par voie de justice ; et on peut croire que le monde bataillera pour longtemps avec l’après vérité, avec l’après tout court. Mais de quoi être vraiment sûr ? Qui pouvait savoir il y a un an comment nous souffririons ?

Je voudrais pourtant, quoi qu’il advienne, ne pas oublier ce qui s’est concrétisé avec force en cette année du double vingt : la vision d’un vaste manteau sombre tombé sur nous qui par un effet d’optique se révélait être un gigantesque animal nous tenant entre ses griffes. Le double vingt. Quel présage ! Si ce nombre est celui des annonciations et des noces de porcelaine chinoise (indice sans équivoque), nous ne sommes guère enclins à lire les signes que renvoient nos épousailles mondialisées. Mais plutôt que répéter que l’ampleur du désastre aurait pu être évitée, plutôt que désigner ce que martèlent la plupart des scientifiques, vainement jusqu’ici, j’essaierai de décrire cette prise de conscience ou matérialisation, dont je ne suis pas certain de saisir les implications mais que j’ai sentie trop physiquement pour la taire.

Quand le confinement a été déclaré, quand il a fallu s’enfermer et ne plus embrasser que les intimes, j’ai d’abord pensé que ça ne changerait pas grand-chose au quotidien du confiné volontaire que je suis, comme nombre d’écrivains. Certes je marchais moins, il y avait plus de monde en permanence à la maison, il fallait faire la cuisine plus souvent, j’étais soucieux pour mes parents et vieux amis. Mais ce ne serait pas nouveau. Et pourtant quelque chose s’en distinguait d’abord. En effet, à force qu’on me rappelle que j’étais à risque vu mes antécédents médicaux, j’ai repris mon mode chimio : tenter de saisir dans l’événement une chance de mieux entendre ce que taisent les temps tranquilles.

Même si le danger était alors autrement prégnant pour moi, avoir vécu un confinement forcé sous la menace de la mort, ça je connaissais, j’en ai écrit quelques livres. Inutile de revenir là-dessus. Rien de foncièrement exotique, ai-je d’abord préféré croire après un dernier café en terrasse. Ce qui différait toutefois et dont les effets psychiques m’échappaient encore, c’est que je n’étais plus confiné en marge des autres, mais que les autres me rejoignaient dans une condition subie. Et savoir qu’une bonne part du monde est confiné emplit l’espace intime d’une foule de gens.

Ce qui s’est aussi mis à différer très vite, c’est que, contrairement à ce temps où j’ai appartenu au club des allongés, je n’arrivais pas à écrire et très mal à lire. Comme tous ceux que les livres accompagnent, j’ai instinctivement recherché des fenêtres intérieures, qui rétablissent une marge au réel, pour faire des brèches dans le trop d’informations trop de commentaires trop de nombres, pour me vivifier de ces voix pleines de fulgurances qui aident à dépasser l’état présent et rendent le sentiment d’être rattaché à un destin plus large – pour me désenclaver et réinscrire dans la cohorte des vies bousculées. Mais les livres qui m’ont tant soutenu me tombaient cette fois des mains : l’habituel ermitage était ouvert ; mon confinement volontaire était rompu ; le confinement subi m’en excluait.

Les écrivains sont souvent des oscilloscopes. Et leur vie consiste peut-être moins à démontrer qu’à inventer une forme pour ce qu’ils perçoivent confus en eux, ou invisible encore autour d’eux. Ils écrivent pour donner corps.

Très jeune, j’ai eu le sentiment que l’individu que je suis était menacé. Que pour vivre un processus de continue transformation, je devais me laisser pénétrer, mais écouter au sein de ce tâtonnement un je ne sais quoi qui mettait en garde. Jouer donc. Mais prudent devant tout ce qui tendait à exercer sur moi son pouvoir, famille amis amours croyances modes et autres pressions sociales. Est-ce la conséquence d’un caractère indépendant, d’une allergie à la mauvaise foi et au déni, d’un goût pour la vérité jamais atteinte, pour les démarches rationnelles contradictoires qui savent encore rêver ? Est-ce le plaisir de constamment remettre en question ce qui m’est donné pour acquis, ce que j’ai appris, mon jugement même ? Pour savoir d’expérience qu’on vit sur une branloire pérenne, j’ai tenté de faire de l’écriture un radeau qui permette de traverser le tumultueux réel sans fermer les yeux, essayant toujours de comprendre, sans oublier d’aimer, de me projeter en l’autre. De cela j’ai fait ma vie peu à peu. J’ai réussi à rassembler les conditions matérielles, frugalité et précarité choisie, quelque chose comme un monastère laïc – un lieu d’observation.

Le relatif retrait ne rend pas l’oscilloscope intérieur moins sensible. Au contraire. Il diminue l’anesthésie que nos défenses mentales établissent contre ces infimes et innombrables agressions venues du gros animal qu’est la société. Grâce à cet organe qui aide à radiographier les êtres et souvent les situations, à tenir ses distances envers les institutions, à privilégier l’empathie plutôt que les passions tristes, c’est de ce retrait que je perçois mieux à quel point l’individu est menacé : je n’ai aucune envie de le prouver, il me suffit d’avoir fait de cette idée une zone à défendre et de la porter en moi comme un moteur qui fait écrire, écrire en improvisant une route qui ne sourie pas forcément à la couleur de l’époque, qui permette de ne pas se sentir écrasé dans le présent perpétuel du monde du spectacle, qui laisse sans effroi approcher ce centre vide, moyeu plus que trou, au-dessus duquel j’ai un jour été suspendu en apprenant que j’allais mourir.

On fustige souvent l’individualisme, on le dit triomphant, on l’accuse de bien des malheurs actuels. Mais entendons-nous sur ce mot. L’individu-sujet dont je parle (loin de l’individu de masse), est celui qui tend à façonner une singularité, ce que je suis tenté de désigner par vie intérieure – et pour un artiste la condition même de son regard. Je ne parle pas de quelque solipsisme ou de cet égotisme clos, mais des réactions et métamorphoses du moi, lorsqu’il a été confronté à la désolation la pauvreté l’exclusion, et dont la survie déclenche le besoin d’un nous. Un nous en équilibre, conscient de son inconstance, de sa relativité. Ce nous, fragile alliance entre singulier et plus que soi. Ce nous que fonde l’évidence d’appartenir à l’espèce humaine. Ce nous si souvent rendu impuissant, et tout autant menacé que les je qui le composent.

Paradoxalement peut-être, c’est dans ce retrait relatif qu’on sent avec force ce duel, qu’on peut y puiser ce qui nourrit d’écoute et de critique, qu’on se sait reliés viscéralement aux autres.

Pourtant au cours de ce confinement imposé, quelque chose aura été différent. Le mouvement que je sens vers les autres à partir de ma cabane s’était transformé. Avec l’épidémie, j’étais soudain dans une cohue. Emails et appels, amis médecins indignés et parents malades, réseaux sociaux crépitants, télévision rituellement regardée. Tout s’est mis à rappeler constamment ce qui se passait. Et dans la rue, ici ou ailleurs, c’étaient les drones policiers, les patrouilles et leur arbitraire, les attestations auto-limitatives, les camions qui lancent des ordres, les coups de fil de la mairie, les chiens-robots, les profiteurs et accapareurs, les voisins délateurs qui s’arrangent pour faire respecter l’ordre, les unes répétitives des quotidiens, le décompte des cas et des morts, les vidéoconférences improvisées, le télétravail en passe de devenir norme, les performances solidaires, les applaudissements de vingt heures, l’économie qui s’effondre, les amis au chômage, les rayonnages vides au supermarché, les distributions caritatives de nourriture, les visages masqués partout, et une captation des inquiétudes et affects habituels, au point de trouver anodin qu’on puisse être traité pour un cancer, attraper une banale pneumonie, mourir d’un accident de voiture ou de vieillesse.

Soudain une couronne s’était posée sur la mappemonde. Soudain le réel devenait d’un exotisme obnubilant. Si je n’arrivais plus à écrire ni à lire, je n’ai pourtant jamais tant surfé, écouté d’émissions, lu la presse. Mais parfois jusqu’au délitement, à la confusion, à la haine et la révolte : c’était vivre le temps, y être immergé, et peu à peu revivifier la conviction du changement nécessaire ; faire d’une expérience individuelle une affaire politique, dont tout s’emploiera vite à éteindre la virulence ou à la contenir.

Incapable d’aucuns travaux intellectuels structurés, tant qu’aura duré le moment sanitaire de cette crise, j’ai archivé des articles, pris des notes mentales, accepté surtout cette nuée d’un réel qui ne pouvait entrer dans les formes connues. Mais je faisais ce constat intime que beaucoup semblaient partager : un des effets de ce confinement aura été de nous empêcher de nous confiner au-dedans. Il était devenu impossible de se mettre soi-même en marge volontaire, ou alors seulement au prix d’un effort démesuré et pour un temps très court. Nous étions plongés dans ce paradoxe étonnant : être en retrait et incapable de nous retirer – de penser large. Et ceci n’était-il pas un symptôme caractéristique d’époques que nous agitons sans cesse comme des épouvantails, mais dont nous faisions soudain l’expérience ? Il fallait bien se résoudre à ce mot irréel d’avoir été tant crié : nous vivions un moment totalitaire.

Disant cela, je ne parle ni du virus et de ses conséquences, ni de tel ou tel gouvernement qui aura réveillé en son sein certaine inclination autoritaire ou dérive franchement fascisante ; mais je parle de cette expérience terrifiante où la vie intérieure aura été entièrement soumise au gros animal, où nous aurons été entre les griffes de ce qui se serrait sur nous et n’avait plus de corps ni de visage ou de voix, plus de nom même.

Moment totalitaire que la plupart d’entre nous, tout en sachant les maux engendrés par le siècle fauve des totalitarismes, conscients de leurs résurgences et avatars, n’avons jamais connu ; et que pour quelques semaines nous aurons vu prendre forme et devenir incontestable : non par son ombre ni par un reliquat, parcellaire et se niant lui-même (comme lors des crises sociales récentes dans de nombreux pays), mais dans la chape plombée des jours où, passé le temps surréel des images et impressions qu’on croyait d’un autre temps, nous avons accepté notre aliénation à la méfiance – que nous soyons assignés à écran ou contraints d’aller travailler sans protection.

Je dis bien totalitaire et non fasciste ou dictatorial. Car le totalitaire nous enserre plus qu’il nous écrase ; il nous fouille et étreint, nous possède et dépossède à la fois, nous étouffe et se relâche, se resserre encore et sans intention de nous lâcher jamais ; il barre le retrait avec nous-mêmes jusque dans les rêves ; et déliant de tout, il fait sentir le chaos. Il nous réduit à un nous total et en même temps nous parcellise absolument, nous interdisant de faire corps.

Certes le moment totalitaire aura eu ses gradients. En fonction des pays, de leurs traditions démocratiques, de la prévoyance et des choix politiques de leurs gouvernants, nous en aurons fait une expérience quelque peu variée. Mais on le sait depuis longtemps, il est latent et déjà bien à l’œuvre dans notre monde : par l’effet révélateur d’une pandémie, il sera devenu manifeste. Et la nouveauté de ce temps ne tient peut-être pas à ce que nous aurons constaté, et qui était déjà décrit et annoncé, mais d’en avoir tous fait physiquement l’expérience : plus qu’un signe ou un symptôme, une incontestable mise en garde – un coup de semonce.

De grandes turbulences sont à l’évidence devant nous. Même si rien ne change de fond en comble dans le futur très proche, malgré les vœux de beaucoup d’entre nous, le chantier qui s’ouvre est inévitable et sera remuant. Or quoi qu’il advienne, et même si nous risquons d’être embrouillardés par un vortex de rituels et de protocoles imposés, je veux ne pas oublier les grandes ailes noires qui auront pesé sur nous : un événement dont l’avenir dira l’étendue et la complexité du développement. Je veux ne pas oublier que nous aurons éprouvé, en cette année du double vingt, l’emprise profonde d’un monde où se retirer en soi sera devenu une lutte de maquisard.

Car garder claire l’hypothèse qu’un pire encore pourrait en résulter, une de ces grandes épidémies de servitude plus ou moins volontaire, c’est aussi savoir garder vivace ce qui fait de nous les sujets et ferments d’un monde plus libre.

 

 

 

 

 

 

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