Le Livre placenta (sur Agua Viva de Clarice Lispector)

NRF - Gallimard, 2023

in La Nouvelle Revue Française (à paraître mars 2023)

Extrait :

« Agua-viva signifie méduse en portugais. Le plus souvent, la méduse on ne la voit pas, on la sent : elle cingle la jambe ou le bras, elle brûle le dos ou le ventre, son acide vient lécher des plaies qu’on ne se savait pas avoir. Enfant, je me baignais, l’eau fouettait soudain, c’était une méduse. Pour la voir, il fallait plonger dans le risque, scruter l’épaisseur de la transparence. Ce coup déployait un monde qu’on ne soupçonnait pas en canotant.

Sortir de la mer faisait planer une autre menace. Vive est le nom d’un poisson ensablé au bord du rivage. Si vous marchez sur elle, son épine dorsale vous poinçonne la plante du pied, la douleur en monte aux racines des jambes, jusqu’à l’axe de qui on est. Ce poisson n’était pour moi qu’une appréhension de plus à entrer dans l’eau. Pourtant le désir de voir et sentir sous la surface était le plus fort. Rien ne pouvait durablement le tarir ni le détourner. Et ce serait deux leçons que j’ai instinctivement transposées à l’écriture : plonger pour chercher l’origine filamenteuse de blessures qu’on ignore ; écrire en n’ignorant pas que peut vous tranfixer une réalité enfouie.

Agua viva est aussi un des grands livres de Clarice Lispector. De la femme, on a dit qu’elle était errante, transitoire, exilée ; qu’elle avait un visage rude et sculpté comme la pierre. De l’autrice, qu’elle était le Kafka du Brésil, qu’elle mêlait Elsa Morante, Katherine Mansfield qu’elle révérait, Woolf à qui on la compara, Blixen ou Duras la voyante.

De ce livre, on entend dire qu’il est méditation ou incantation. Un chemin y suit une logique apparemment hasardeuse : le chemin tortueux des racines fendant la terre. Lispector ne s’y contente pas d’associations inconscientes, elle choisit ce qui se crée quand la maîtrise se retire et laisse sourdre ce que les mots hameçonnent. Ce livre, c’est celui qui écrit l’écriture même, dit-elle. Qui palpe le lieu de transition par où le langage fait émerger ce qui lui est étranger. Qui reconnaît la familiarité intime d’une pensée venue du corps et, en même temps, l’intuition d’être à jamais étranger à ce qui nous est si familier.

Encore faut-il enfreindre sa propre peur. Vivre est cela. Écrire est cela. Elle l’avait dit à un journaliste venant l’interviewer : Vous êtes trop peureux pour être écrivain. Peureux celui qui ne peut redevenir l’huître et le citron, ni marcher pieds nus sur le sable inquiétant. Peureux celui qui se demande compulsivement pourquoi on écrit, alors qu’on écrit comme on boit de l’eau : pour rester vivante, dit-elle, parce que je suis une désespérée, que je suis fatiguée, que je ne supporte plus la routine que je suis pour moi-même… »

Liens
Zone critique
article complet (première publication)