Les deux Annie

lundimatin, 2023

Article paru le 22 mai 2023 dans lundimatin.

En février dernier, Annie Le Brun venait nous parler d’esthétique critique, de communisme des ténèbres, et de ces « réserves monstrueuses de beauté » dans lesquelles puiser pour « se garder de reculer et de subir. » En octobre 2022, Annie Ernaux recevait le prix Nobel de littérature. Une investiture qui déclenchait les commentaires les plus médiocres du parti de la réaction autant que les félicitations d’Emmanuel Macron : « sa voix est celle de la liberté des femmes et des oubliés du siècle. »
Un prénom, deux ambiances. Pour l’écrivain Patrick Autréaux, l’annonce de l’attribution du prix et le « foin médiatique » qui s’en est suivi fut l’occasion, passée la colère, d’une mise à jour analytique, sous la forme d’une comparaison. D’un côté, il y a donc une auteure en fin de carrière que l’on récompense pour concéder à un certain nombre d’exigences « sociétales », un processus d’institutionnalisation qui achève l’assimilation d’une pensée, et donc l’achève tout court, et de l’autre, il y a une écriture de la fuite, travaillée par des paysages d’abîmes et un désir d’infini. Patrick Autréaux nous parle donc ce lundi de deux Annie, de notoriété, de littérature, et d’intransigeance. 

 

L’événement, titrait un grand quotidien. En référence à un livre d’Annie Ernaux sur un avortement clandestin. Événement de la première Française à obtenir le Nobel de littérature. Événement d’une écrivaine transfuge de classe, parvenue à l’un des sommets de la reconnaissance littéraire. Événement porté par le temps présent et lui répondant.

Lorsque j’ai appris cette nouvelle, je me promenais dans la rue avec un jeune ami poète. SMS et messages de réseaux sociaux ont titillé son téléphone, il a regardé parce que ça fusait. Et il a dit : Putain, Ernaux Nobel. Par lui venait l’excitation de la sphère littéraire et au-delà, aussitôt, le grand émoi et ce qui s’en est suivi : la déferlante de joie de la gauche, celle de haine de l’extrême-droite, la polarisation réflexe, le retour des critiques entendues à propos de cette autrice depuis quarante ans. Indéniablement ça nous faisait quelque chose.

Ma réaction immédiate fut un mouvement de colère, et je ne comprenais pas bien pourquoi. Elle me semblait assez composite. Je savais qu’elle n’était pas celle des gens qui lui sont opposés politiquement, ou des chantres du « bien écrire » – ce que personne ne sait vraiment définir. J’y reconnus d’abord ma lassitude devant la feintise que sont les prix littéraires et face au constat de l’influence des grands groupes éditoriaux. On sait bien qu’on fabrique les lauréats comme les saints (plus rapidement, mais avec ce qu’il faut d’incertitude pour faire croire encore au processus). Rappelons-le, les prix de cette ampleur – en plus de l’enjeu commercial – sont aussi des rites d’institution ou de consécration, comme dit Bourdieu, ils tendent à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, une limite arbitraire[1]. Sans bien savoir le détail de ce qui s’était passé dans l’arrière-boutique les mois qui avaient précédé l’attribution d’un tel trophée, je ne doutais pas qu’une stratégie eût été déployée. Cela ne suffit certes pas, mais sans cela pas de prix. C’est aussi le cas des canonisations. Mais après tout, Ernaux ne déméritait pas de ce genre d’honneur. Alors, de quoi était nourrie ma réaction initiale ? Le mouvement de colère passé, ce qui surnageait en moi, c’était l’impression d’avoir été trahi. Trahi par elle ? Elle, c’est-à-dire cette silhouette un peu chimérique qui se forge d’un auteur ou d’une autrice, et qui est faite certes de ses livres, de ses portraits, de sa voix écrite, mais aussi de l’image sociale qui se cristallise parfois en référence obligée à ce qu’il ou elle devient.

Pourtant, il y avait tout pour me réjouir dans ce prix. Si je ne connais pas personnellement Annie Ernaux, j’aime plutôt l’autrice. Je partage ses engagements politiques, j’ai signé souvent les mêmes pétitions qu’elle. Issu du même milieu, j’ai un parcours de transfuge de classe assez analogue. Entouré de sociologues, je baigne dans les sciences humaines. Je lui ai adressé quelques-uns de mes livres, elle est une des rares contemporains à lire généreusement les autres. J’ai écrit dans un livre la dette que j’ai à son égard ; mais aussi en quoi je me suis distancé de sa démarche, en quoi ses choix ont paru à l’auteur que je cherchais à devenir des voies partiellement mutilantes. Une œuvre est faite de choix, les siens ne sont pas les miens. Et si je ne suis pas un inconditionnel, je n’ai pas de compte à régler en écrivant ces pages. Je crois nécessaire de le préciser après avoir entendu le chœur des voix haineuses et partisanes.

Au cours des jours qui ont suivi l’annonce de ce Nobel, j’ai eu l’impression d’être écrasé. Le foin médiatique et trop d’attaques violentes m’empêchaient de comprendre ce soupçon de trahison qui persistait en moi. La mise au pinacle de ceux auxquels on se sent affiliés, au contraire de ce que chantent les gens de pouvoir, peut illusionner ou enfermer plus encore ceux qui ne deviennent justement pas l’exception, ceux qui confirment la règle : et la règle en l’occurrence est celle du plafond de verre pour les transfuges de classe.

Quand une œuvre qui se voudrait émancipatrice atteint à une telle reconnaissance institutionnelle, il faut beaucoup de discernement à celle ou celui qui la porte pour faire perdurer dans sa voix le tempo de l’échappement. Que des gens du peuple aient la parole n’est pas ce qui nous la donne. Car on sait bien qu’on ne l’octroie qu’en raison du capital de notoriété qu’ils ont acquis, et qui est souvent né d’un malentendu ou d’une complicité avec la société dominante. Ce capital est le moteur de sa propre fructification : soyez reconnu, sauf accident ou auto-sabordage, vous le deviendrez plus encore. Loin d’être émancipatrice, la notoriété participe donc d’un système où la liberté d’expression est proclamée, mais où être entendu n’est possible que pour quelques-uns.

Ce Nobel, comme d’autres qui firent polémique, est aussi une manière de concéder aux exigences sociétales de l’époque. Rien à redire à cela. Qu’on salue un engagement, rien non plus à redire. Qu’on récompense le fer de lance d’un courant littéraire, rien à redire. Qu’on célèbre une femme du peuple, rien à redire. Pourtant si ce prix est agité comme une victoire, il est aussi le signe de la toute-puissance de ce qu’on voudrait combattre : l’étouffement d’un écosystème éditorial par quelques maisons, l’invisibilisation d’un nombre incalculable d’auteurs et autrices, la récupération institutionnelle, et cette assimilation gênante pour une œuvre qu’on aurait aimée, du fait de sa reconnaissance déjà très importante, autrement contestataire.

Certes, comme pour l’œuvre écrite des saints, il faut revenir à leur lecture. Et on m’objectera qu’une incompatibilité entre une œuvre et le public la voue à la dissidence, à l’obscurité. Mais au train où allaient la multiplication des tribunes et l’emballement des tirages, verrait-on bientôt des t-shirt et goodies Annie Ernaux ? Que de biopics en perspective ! Et sans doute un renouveau de gloses et autres produits dérivés (cet article en est un) ? Et si jamais on signalait quelque miracle laïc du côté de Cergy, il se pourrait que la première femme Nobel gagne – je lui souhaite cela pour dans longtemps – sa place au Panthéon. Certes c’est un peu plus excitant que de finir première femme à l’Académie française, comme Marguerite – l’autre, aurait dit Duras.

Et c’est justement d’une autre dont je voudrais prendre l’exemple.

Si elle a le même âge, est issue d’un milieu semblable, a une importante œuvre littéraire et critique, elle est loin d’être un quelconque double. Comme il y eut deux Marguerite, n’y a-t-il pas deux Annie ?

Annie Ernaux et Annie Le Brun me semblent les représentantes de deux courants et démarches irréductibles : l’une est issue d’une gauche devenue institutionnelle, d’une gauche toujours puissante dans le milieu culturel ; l’autre est issue d’une gauche rétive, proche de l’anarchisme mais qui ne se revendique d’aucune étiquette, elle qui les abhorre.

Le Brun grince et cingle, sans monter sur ses grands chevaux, elle ne s’indigne pas sur le même ton de voix qu’Ernaux, ne se sent pas investie d’une mission dénonciatrice, sinon à l’étendre à la branche même sur laquelle on pourrait la croire assise : elle sait bien que l’indignation fait partie du système et ce qui le maintient à flots. Féministe critique de toute position doctrinaire, sans complaisance pour l’institution, assez semblable par son intransigeance à Ernaux, mais portant un discours difficilement récupérable. Un chardon pour la pensée : une Annie à qui on n’aurait jamais attribué le Nobel, et qui de toute façon aurait fait savoir qu’elle n’en voulait pas.

Ernaux m’a émancipé de certaines hontes, et ouvert des pistes intimes que j’avais écartées, ainsi que des perspectives narratives. Elle m’a poussé à regarder en face mon milieu autrement que selon un angle psychologique, autrement qu’en rêveur nostalgique ou complaisant. Sa méthode se sera pourtant vite révélée une voie qui stérilisait mon imaginaire. Car si elle ouvre des grilles, elle met en place un système de ratissage à la française, et vise une vérité certes émancipatrice, mais qui, tout en étant consciente de ses propres limites, se révèle restreinte. Elle réduit quelque peu la complexité de la genèse d’un individu, écarte les voies vagabondes dans le chemin intime, et, paradoxalement, borne la lucidité à laquelle elle aspire. Elle écrit pourtant : Il y a dans le vécu quelque chose d’immense, qui demande à être questionné sans cesse[2]. C’est cette promesse qu’elle ne tient pas toujours. Et c’est justement ce qui m’a vite manqué dans ses livres.

Le Brun n’ouvre pas de grilles évidentes, mais avec elle on s’enfuit vers la forêt, un lieu mental qui reste inquiétant, qui résiste aussi à toute simplification caricaturale de la personne humaine[3]. Elle rouvre le désir de l’infini et confronte au paysage de l’abîme. La lire fait pousser des ailes qui ébouriffent les méthodes, qui secouent l’enfermement de tout système, qui poussent au débordement, au sabotage, inventant ainsi, par cette ténacité qui tente de faire tenir tout ensemble, les contraires et les forces, inventant d’autres dimensions. Si elle est parfois imprécatoire, elle taille avec exigence une voie qui n’exclut en rien la raison mais la fait déborder. Ouvrant ainsi sans cesse des meurtrières.

Si je sais gré aux livres qui m’ont libéré, comme ceux d’Ernaux, je chéris ceux qui me laissent libres. Le Brun m’a moins libéré que rendu libre d’accueillir ce je ne sais quoi d’obscur en moi, et de ne pas en avoir peur.

Toutes deux des autrices majeures pourtant, dont on pourrait dire qu’elles sont l’anti-grand-écrivain, selon le mot de Johan Faerber. Mais l’une, laisse-t-elle entendre, prend sa revanche, exorcise l’angoisse atavique du déclassement et accomplit les aspirations conformistes d’un milieu dominé ; l’autre malmène ce conformisme et développe une œuvre d’une contestation difficile à intégrer, résistante à toute solubilité.

Les réserves que j’exprime ici sur Ernaux ne sont pourtant pas, je crois, la cause de mon mouvement de colère, non plus qu’une explication à cette impression de trahison, dont il est issu. La question est ailleurs : là où s’accomplit le processus d’institutionnalisation, là où s’achève le processus d’assimilation d’une pensée.

Un des fidèles d’Annie Ernaux l’a affirmé il y a peu : il n’y a d’art qui change le monde que d’y être inclus, non un art des marges, mais un art du dedans, un art agissant, un art qui entre dans le système. Toute autre position est celle d’un romantisme attardé ou naïf, complaisant par sa passivité. Serait-ce ce que je suis ? Serait-ce ce que me renvoient ce prix et cette reconnaissance ? Et cette trahison que je ressens, ne serait-elle pas justement le symptôme que je me suis leurré de bout en bout ? que je suis resté un adolescent idéaliste ?

J’ai été élevé par mon grand-père qui était d’un milieu proche du père d’Ernaux. Et ai été poussé et aidé par lui pour sortir du rang humble où la naissance m’avait placé. Mais en vieillissant, je constate que demeure en moi une colère non éteinte, un cri prompt à se raviver, un désir inassouvi de lucidité ; je constate aussi que je n’ai pu m’intégrer durablement dans aucun lieu institutionnel. Pourtant, comme les parents d’Annie Ernaux, comme bien des parents désireux de voir leur enfant grimper l’échelle sociale, mon grand-père était animé par un fort désir, contrarié, de conformisme social ; il était mû par une ambition qu’il a tenté de me léguer : réussir et avoir une bonne situation. Et si j’ai suivi une ligne apparemment conforme à ses vœux, quelque chose a agi en moi, dont je n’ai pris conscience que très tard, pour me faire souvent dérailler là où presque je parviens ; ou bien pour sciemment refuser de faire carrière. Ce qui agit ? Ce ferment – l’ennui peut-être – qui dit Non.

Et pourtant on me le dit de dire Oui ! Mais un tempo sans compromis surgit : un Non sourd me raidit. Je crains d’être hautain, je crains d’aller contre. C’est plus fort que moi, quelque chose dit Non. Et s’il m’arrive d’en subir un retour de bâton, en moi un petit enfant se dresse, le même peut-être qui avait tenu tête à sa mère quand il avait un jour fait une bêtise et qu’elle s’était mise à le corriger : une première claque, à quoi il avait opposé un Même pas mal ; une deuxième et ainsi de suite. C’est finalement la maman qui avait arrêté de frapper cet enfant, dont les larmes coulaient mais qui continuait de serrer les dents en disant : Même pas mal.

Eh bien, je le reconnais encore ce teigneux, qui peut se réduire en poudre quand il brûle d’amour ou de joie, mais résiste comme un diamant à ce qui met un écran entre lui et le réel ; qui sait couper, et s’y emploie, ces vitres qui nous font croire qu’on voit clair, quand partout il s’agit de soupçonner le manège caché du monde ou de soi. Ce qui m’en reste aussi, c’est ce mouvement rétif presque instinctif, qui sait envoyer paître la prudence, lucide sur son impuissance, conscient aussi que le monde n’est pas une mère qui sait s’arrêter de frapper.

On me dira que l’écrasement des gens est sans précédent depuis des décennies en Occident, et qu’on ne va pas pinailler avec mes états d’âme. On me dira le bien qui est fait avec ce Nobel, on invoquera l’action des œuvres, du symbole. Et j’entends bien tout cela. Il n’empêche que je me sens trahi. Quelle force cela aurait eu si, dans la reconnaissance impeccable que j’ai d’Annie Ernaux, elle avait dit un géant Merdre ! En remerciant cette académie, n’a-t-elle pas déminé ce qui aurait pu encore plus détonner en son œuvre ? N’a-t-elle pas institué le soupçon ? Qu’au moment de la plus grande audience, au lieu de la liberté d’expression la plus retransmise, on n’ébranle rien, ne serait-ce que par une chaise vide, voilà qui me semble le signe que la démarche d’Ernaux aura été finalement plus domestiquée qu’il n’y paraît. Son discours même n’y changea rien, je le crains. Il n’était alors plus question de mots.

Bien sûr je force le trait. Un refus aurait été une posture, et même un demi-refus, comme celui de Dylan, un symbole mou. Les gestes de refus ne peuvent être qu’uniques (ou incessamment répétés, ce que l’institution sait fort bien en ne servant que rarement le plat plusieurs fois) et encore nourrissent-ils le besoin de notre époque de scandale. Et puis a-t-elle eu tant le choix que cela ? N’aurait-elle ce faisant trahi d’autres moins bien lotis que moi ? Peut-être est-ce la méconnaître et projeter sur elle une attente immature, ou mon incompréhension de sa démarche ? Et ne serait-elle pas plus stoïcienne que je ne l’imagine ? Ou tout simplement ravie, son combat étant ailleurs ? Et qu’aurais-je fait moi qui ai le confort de dire des Non sans conséquence ? Et Duras, pour prendre un exemple comparable, avait-elle refusé le compromis institutionnel – le Goncourt par exemple ? Il est passé le temps des refus hautains, des solitaires de Port-Royal, des retraitants du Pays de Loire – de tous ces renonçants qui pouvaient se le permettre, dira-t-on. Aurais-je hérité d’un imaginaire daté ? d’un idéal désuet et issu d’une autre classe sociale que celle d’où je viens ?

Ce cas pose ainsi un problème récurrent, à quoi il n’y est pas individuellement, je crois, de réponse définitive satisfaisante : au temps des projecteurs aveuglants et de l’extinction des lucioles, comment rendre agissants nos Non ? comment ne pas les affadir et les faire entendre dans toute leur force ? comment ne pas être réduit à un produit ?

On parle souvent à son propos de revanche. Familiale peut-être. Plus large et moins personnelle, j’en suis moins sûr. Ernaux a toujours été vue, lue, publiée par un éditeur dominant le paysage éditorial français, critiquée certes, violemment et injustement souvent mais continument présente, aussi est-elle devenue à mes yeux – et sans doute à son corps défendant – une face du prisme qu’est notre société, et pas du tout une face cachée qui aurait été rendue soudain visible par cette consécration. Comment savoir si notre travail peut faire écho à, voire représenter un groupe social ? Et comment ne pas douter – moi du moins – qu’on ne représente peut-être que soi en écrivant ? Il se peut même qu’on ne sache jamais ce qu’on aura fait.

Annie Ernaux aura ce privilège de croire que son œuvre est portée par une classe large, par une époque qui assez logiquement l’ovationne. Même si son engagement politique la place du côté des rouges, Ernaux s’oppose sans heurter : la diversité sociale de ses apparents laudateurs en témoigne. Et si elle subit aussi des attaques violentes, en tant que femme, autrice et pour son engagement, on voudrait parfois lui crier : Encore un effort !

Le Brun elle occupe une position plus en marge, surgeon d’une veine rétive à toute mise au pas : elle résiste à toute solubilité. Même si elle est loin d’être une autrice maudite, son irréductible singularité s’oppose à la capitalisation et mise en bourse de son œuvre. Pas nobélisable donc. Elle heurte sans même chercher à s’opposer : elle est au-delà déjà de son combat, elle porte une voix qui sait que l’opposition est consubstantielle à ce qu’elle voudrait réfuter. Pour ébranler, il faut toucher plus loin, ailleurs.

Toutes deux mènent un combat politique perdu pour l’heure, et qui risque de l’être tout à fait, devant ce que l’avenir laisse entrevoir. Pourtant, l’une nous rassure à bon compte, je crois. Sa consécration l’impose comme une voix qui malheureusement assourdit beaucoup d’autres dissidences. L’autre Annie, elle, nous inquiète et ravive en nous la force et le désir de rester inassimilable. Leur situation institutionnelle est, ce me semble, à l’image de ce que leur œuvre apporte.

Résister n’est pas seulement combattre. Combattre n’est parfois que la résultante d’un conformisme. Et si, à mes yeux, on ne peut détacher toute démarche littéraire authentique d’une forme de combat, rares sont les œuvres qui savent résister jusque là où pointe le conformisme de milieu (de naissance ou d’adoption) de leur auteur. Mais là alors se dévoilent les œuvres qui parviennent à protéger cette face rétive de l’être humain et ainsi son irréductible et ambivalente beauté.

Je serai toujours du côté des Annie intransigeantes. Mais je donnerai la couronne – tressée de chardons – à celles qui atteignent ce qui ébranle sans concession ; à celles qui, au bord du vertige devant ce trou qu’engendre la lucidité, savent rester aussi peu monnayables que définitivement hors de prise[4].

 

[1] Pierre Bourdieu, Les rites comme actes d’institution

[2] Annie Ernaux, Le vrai lieu

[3] Annie Le Brun, Ailleurs et autrement.

[4] Annie Le Brun, Ailleurs et autrement.

Rencontres
10/05
2024
Galerie des Patriarches (Paris)
Lecture du texte Les deux Annie (lundimatin), et discussion avec Rodolphe Perez. A 19h, 12 rue des Patriarches, Paris 5è.
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