Tourner en rond/ la page

Revue Décapage, 2022

Tourner en rond/ la page in Décapage, n°66

 

  • Écoute, je suis embêté, je n’ai rien de mal à dire sur ton texte. Mais quelque chose me gêne… J’ai l’impression que tu te répètes.
  • Que je me répète ?
  • X l’a lu aussi, il aime ce que tu fais, tu le sais, et il me rejoint : tu tournes un peu en rond.
  • … ?
  • Il ne le dit pas tout à fait comme ça, attends, je te lis sa note de lecture…
  • C’est une bonne critique, ça ?
  • Certes, mais je relis : Il faudrait que ce soit le dernier livre où il aborde ce sujet, et qu’il tourne la page. Je crois qu’il a raison, tu risques de t’enfermer…
  • Tourner la page, je veux bien, mais tourner en rond ! Ce que je viens d’écrire, je ne l’avais qu’esquissé avant.
  • Mais c’est encore cette histoire.
  • Oui et non. Je creuse ailleurs. Ce qui est dans ce texte, je l’avais laissé en marge pour pas encombrer les précédents, pour rendre leur ligne plus simple, mais ce que j’ai toujours voulu écrire, c’est ça justement.
  • Ne mésestime pas tes autres livres.
  • Je ne les mésestime pas, ils m’ont mené à celui-ci.
  • Tu le sais, on peut avoir cette impression et ne faire que se redire.
  • Sur le sujet, j’ai vraiment beaucoup fouillé. Eh bien ça, je ne l’ai jamais lu. Je t’assure.
  • Je crois pourtant que tu risques de te commenter. On voudrait que tu ouvres.
  • C’est ce qu’on a reproché à plus d’un, tu le sais. Primo Levi par exemple.
  • C’est pas pareil.
  • Et pourquoi ? Je te rappelle qu’on a longtemps dit que c’était l’écrivain d’un sujet.
  • Ce n’est pas vrai.
  • Je suis d’accord. Il n’empêche que ç’a été une critique récurrente. Et Duras ? Elle a tourné autour de la même chose.
  • Oui, oui, les écrivains n’écrivent qu’un livre… Ne me la fais pas celle-ci !
  • C’est souvent le cas.
  • Parfois Duras…
  • Quand même, Duras !
  • Ouais… Je t’avoue qu’elle m’ennuie un peu.
  • Et Ernaux ?
  • Ah, elle ! Elle réduit, elle réduit et ça tourne petit.
  • Eh bien, moi je trouve qu’elle va loin. Même si elle limite ce qu’elle écrit, tu ne peux nier qu’elle va à l’os.
  • Peut-être, mais ça manque d’horizon.
  • Affaire de classe alors ?
  • Misogyne pendant tu y es ?
  • C’est toi qui le dis… Et Modiano ?
  • Il écrit sans fin, c’est un peu différent.
  • Moi, ça a fini par m’ennuyer.
  • Bon, revenons à ton manuscrit. On pourrait le publier, mais ce serait le dernier sur cette histoire… Même si…
  • Même si ?
  • Il y a cette scène à la fin. Quand tu te mets tout nu et que tu danses, c’est vrai ça ?
  • Pourquoi ?
  • C’est un peu ridicule, non ?
  • Je t’ai vexé ?
  • Non, je suis surpris.
  • Excuse-moi. Bon, explique…
  • Si tu ne comprends pas ce qui se passe…
  • Tu es fâché ?
  • Un peu triste que tu ne voies pas.
  • Il y a vraiment de beaux passages, je le reconnais. En revanche, les poèmes que tu as insérés ne me convainquent pas. Il faut changer ton titre. Et cette dernière scène…
  • Mais elle m’a donné le livre, sa structure. C’est en l’écrivant que j’ai tout compris. Ce qui ne trouvait pas sa forme s’est ordonné. J’ai ôté des paragraphes, déplacé quelques-uns, et c’était là. Et excuse-moi, ça, j’en suis sûr.
  • Tu as peut-être raison. Je reste quand même avec l’impression que tu te répètes, ça m’embête.
  • Si tu gardes des réserves, alors n’en parlons plus. Je vais l’adresser à quelqu’un d’autre, on verra bien. D’accord ?
  • Tu ne m’en veux pas ?
  • Je préfère ta franchise.
  • Alors, d’accord. Et j’espère que tu vas vite commencer autre chose.
  • J’ai besoin de temps. Ça viendra, c’est sûr. Je ne tourne pas en rond, j’écris en spirale. Et je ne vais pas me forcer pour te faire plaisir ?
  • Je ne te demande pas ça.
  • Bon, si on allait déjeuner ?
  • Mais dis-moi, c’est vrai que Modiano t’ennuie ? C’est pourtant bien Modiano.
  • Tu ne trouves pas qu’il tourne en rond ?
  • Toi, tu m’en veux ! Allons déjeuner.