Traces obscures

revue Sabir, 2024

Dans le n°6 de Sabir, cet extrait de L’Époux (à paraître en 2025).

(Ill. Sayat nova, Parajanov)

 

« On n’hérite peut-être que des questions dont l’irréductibilité est signe d’une faille en nous. Questions que n’ont pas réussi à ruiner par leurs réponses ceux qui nous précèdent. Mais hérite-t-on de ce cri qui surgit dès l’aube du malheur : Pourquoi ?

Si un ordre régit l’univers, est-il si naïf de demander pourquoi la souffrance, le mal, la mort ? Il se peut que quelques livres parviennent à assagir la question. On trouve un statu quo qui ménage la raison et l’insistant besoin de croire. Et puis ça défaille. Rien ! Rien qui réponde durablement. Même si on ne se la pose avec une maligne férocité que si l’on est encore attaché à quelque présumée bonté surnaturelle, à quoi on attribue un pouvoir que la chaotique banalité du malheur dément depuis toujours. Pourtant ça défaille, le vertige saisit qui crie : Il n’y a rien et pas même un visage aimant.

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

De quelle cicatrice sortent ces mots ? Je ne cesse d’être surpris par cette plainte dans la bouche de très vieilles dames et messieurs septiques, de jeunes gens athées. Sans doute est-ce un exercice pénible que de vivre en pensant que l’ordre du monde, s’il existe, n’a aucune particulière bienveillance envers nous.

L’Éternel est un fantôme dont il est pour certains bien difficile de se débarrasser ; chaque soleil que l’horizon avale fait poindre son énigme au fin fonds des étoiles. C’est peu à peu que j’ai renoncé à l’attente de cet être-là, sans jamais tout à fait me déserter de son absence. Tout aussi impuissant en moi que son être obscur dans l’univers, il se tenait sur cette limite du temps, les pieds appuyés sur le vide, au-delà du bord de toutes choses. Pour qui peut affirmer sans arrière-pensée un « Je ne crois pas », ce genre de nuances sont peut-être oiseuses ou paraissent les reliquats d’une immaturité affective. Dieu n’est-il pas commode pour cristalliser un questionnement existentiel sans réponse ? Et puis n’oublions pas de distinguer dans ce grand mot une fusion trompeuse. Existe-t-il un lien entre un quelconque créateur caché et cet autre intime, dont on peut soupçonner qu’il soit une émanation de notre psyché ? La distinction est élémentaire, insoluble tant qu’on n’y voit pas très clair en soi.

Sans doute est-ce pour en arriver à ce discernement que j’ai tant lu – pour décroire et éviter l’emprise de ce problème que rien ne permet de trancher ; pour répertorier en moi les fragments de la mosaïque anthropologique et psychologique, dont nous sommes fait, ceux du moins dont j’étais conscient, afin d’être le plus libre possible de représentation. J’étais biblique à ma manière, par ma préférence pour l’irreprésentable… »