Vassal du soleil

Gallimard-MuCEM, 2019

in catalogue de l’exposition Giono (Mucem, 30 octobre 2019 – 17 février 2020), 

à propos de Pour saluer Melville

« … Et me voici, quelques années plus tard, aujourd’hui encore près du lavoir et lisant Giono qui salue Melville. J’ai écrit quelques livres et affronté un étrange monstre. Je n’aurais jamais imaginé qu’il existât des êtres ainsi faits, une baleine qui venait bien du fond des abîmes et portait avec elle l’effroi. Dans mon lit de malade, langé dans des draps lumineux, j’ai pensé à ce chapitre de Moby Dick sur la blancheur dans la nature, puis j’ai tremblé et frissonné à cause de longues fièvres, et j’ai baissé la tête pour mieux résister à l’ébranlement qui me secouait. Et j’ai senti mon corps entier livré à la gueule de ce « vassal du soleil ». De cette terreur-là j’ai réchappé. J’y ai laissé non pas une jambe, moins que cela et beaucoup plus, quelque chose en moi qui m’occultait à moi-même, que d’ailleurs je ne regrette pas, quelque chose dont l’absence me permet de vivre en paix désormais avec le souvenir de cette haute mer où tout s’est perdu et gagné aussi. Je suis revenu, et pas tout à fait. Mais en revenant, j’ai été caressé par l’ange encore, et cette fois j’ai obéi : j’étais prêt. Quelques livres écrits depuis. Et je suis là, assis comme autrefois, sur le muret près du lavoir, c’est un printemps ou un été, l’automne peut-être, qu’importe, je suis sur le muret, assis hors des saisons. Et pour saluer Melville et Giono ensemble, pour remercier ces hommes qui ont été des guides du large et, quand j’y fus perdu, grâce à qui je me suis senti moins seul face au désespoir, je suis venu honorer cet essai qui glisse doucement vers le roman, devient livre de sorcier et amène à vous le monde, du riz au crabe et des chausses de marin et des marais et des révoltés et des feuilles de laurier et aussi la ligne immatérielle qu’on franchit avec un bruit imperceptible et vous conduit de l’autre côté, près de la grande baleine tranquille du temps de paix, amoureux de cette beauté qui permet de mieux vivre, cette baleine sans férocité, qui est aussi blanche que la terrifiante baleine de la mort mais qui elle entraîne avant tout vers soi-même. Je suis là devant l’aventure, je suis revenu, j’ai écrit les livres que je devais, mais j’attends ce qui doit commencer. Est-ce encore la violente menace que je cherche, approcher encore le monstre ? Pas de réponse. Les symboles sont des leurres. Qui a frôlé la mort sait bien cela. Mieux vaut se méfier. Qui a frôlé la mort et en a réchappé se méfie des espoirs et des promesses. Il sait qu’elle ne surgit pas forcément là où elle souffle. Qui a frôlé la mort est boiteux devant les signes du monde. Boiteux et léger aussi de n’avoir pas à supporter la carapace méticuleuse des certitudes. Et là perché sur ce muret, j’attends que s’agitent en moi ces ailes impératives, comme il arrive à Melville avant qu’il n’ait écrit Moby Dick, dit Giono, pour le pousser à embarquer pour un autre voyage, vers une autre chasse que les livres à succès qu’il vient de publier, une aventure plus grandiose encore que celle du passé. Non plus « écrire les petits livres qu’il sait faire » car « l’œuvre n’a d’intérêt que si elle est un perpétuel combat avec le large inconnu ». À soi de se construire ses compas et sa voilure : « Le jeu, c’est de toujours partir pour tout perdre ou pour tout gagner. » Oui, moi aussi j’attends ce livre béant qui s’agite, je le sens de loin et depuis longtemps, il a toujours été derrière les autres et, chaque fois, prêt à sourdre. Il n’a cessé de faseyer avec constance, ni de faire sentir son souffle brutal, son avidité à se nourrir de mon corps. Au bord de l’aventure et sur le point moi aussi de plonger vers ce nouveau, vers ce qui tournicote en soi comme une nymphe presque mûre de cigale, qui n’a pu encore atteindre le jour. Et avec au ventre la crainte que ce ne soit le dernier voyage, qu’on va peut-être pressentir, comme Melville, qu’on « atteint à présent la couche la plus profonde du bulbe et que bientôt la fleur se flétrira. » On ne sait jamais, quand on écrit un livre, si on est le jeune mélancolique Ismaël ou le furieux Achab. Les deux sans doute. Alors, peut-être un amour bref et puissant, comme il arrive à Melville (Giono l’invente du moins cet amour-là qui semble la transposition de la passion cachée qu’il vit avec Blanche Meyer), viendra rompre les amarres vers ce voyage de mots, ou quelque autre séisme, ou rien au contraire, sinon la paix silencieuse des jours sans événements. Giono semble prévenir que l’ange a plus d’attentes, et qu’il faudra quitter la complicité et l’amour pour rentrer chez soi, où l’on s’assiéra à son bureau en regardant le mont devant ses fenêtres, à Pittsfield ou à Manosque, ou ailleurs. Qu’importe le nom des arbres, de la colline ou du pays qui se dresseront devant vous. Seul comptera le grand labeur du livre nouveau qu’elles accueilleront. Où on pourra plonger encore et mourir qui sait… »