Dire les failles, sinon rien (entretiens)

Zone critique, 2023

Entretien avec Rodolphe Perez paru dans Zone critique les 25 et 30 juin 2023.

 

« … C’est peut-être moins le trou de la tombe qui serait l’origine, que ce que ce trou transforme d’une origine plus énigmatique encore. Le deuil n’est pas la mort, le deuil opère une refonte des liens qui unissent à ce qui est mort (être aimé ou autre de soi). Sans doute faut-il se méfier des origines qu’on imagine à l’écriture. Cet insaisissable de l’origine ou du désir, je l’ai évoqué dans un article sur Clarice Lispector (Le Livre placenta), écrit parallèlement à La Sainte, et que Zone Critique et la NRF ont publié récemment. Il y aurait un autre corps, dont on est séparé et à quoi on est lié, qui manifesterait en soi un interstice, une fente ou faille peut-être, et qui n’est pas la mère mais le double (ainsi désigne-t-on souvent le placenta) qui fait lien avec la mère. Ce double ou sa trace perdureraient-ils psychiquement ? Aujourd’hui j’aurais tendance à penser que là se situe le lieu fantasmatique qui transformerait l’expérience du corps en langage. Que l’écriture serait ce placenta qui nous lie au monde et nous permet de l’habiter.

Enfantement et création sont associés depuis bien longtemps, le dialogue de Socrate et Diotime dans Le Banquet en témoigne. L’amour engendre l’enfantement. C’est l’irruption de ce désir (l’existence intrapsychique de l’enfant) et son avortement, qui innervent en effet le tragique des textes de L’Instant du toujours. Mais je me dis aussi que si je peux enfanter en écrivant, c’est que je porte la morte que je voyais comme « mère ». Je l’ai internalisée en quelque sorte (résultat du deuil infantile) et elle me féconde. La fécondation est mutuelle dans l’amour, n’est-ce pas ? Et cela nourrit l’écriture, même si je ne crois pas pouvoir affirmer qu’elle est en l’origine. Pourtant, pour relativiser votre affirmation que je deviens celui qui enfante, je dirais que ce processus intrapsychique et cette capacité fantasmatique à enfanter se heurtent à un deuil de ma vie d’adulte : celui de l’enfant que je ne pourrai jamais avoir avec l’homme que j’aime. Cela aura été un renoncement progressif. Oui, je regrette de n’avoir pas eu d’enfant. Et ce regret transparaît dans L’Instant et flotte dans La Sainte… »

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